La culture
Construire ensemble un futur positif
"26 novembre 2030, 20h42, 47° 19′ 27″ nord, 2° 04′ 30″ ouest. Donges, France. L’ancienne raffinerie est muette depuis bien longtemps. Les crises successives n’ont pu ni la maintenir en état de marche, ni la démanteler. Alors elle reste là , avec ses tuyaux torturés et funestes. Des archives à ciel ouvert, qui nous parlent un autre langage, celui d’une autre époque. L’époque du pétrole, ce sang de la Terre, qui coule dans ses veines depuis 350 millions d’années. Un sang noir, et précieux, bu âprement jusqu’à la dernière goutte. Un élixir qui rendait fou."
La Voix s’arrête. Des silhouettes, vêtues d’une combinaison et d’une cagoule noires, apparaissent silencieusement dans la pénombre. Elles s’approchent. Elles glissent au sol, tressaillent, rebondissent, se mêlent, avec souplesse. Jeremy frissonne. C’est de la danse. On entend juste leur respiration, et le frottement de leurs déplacements. L’une d’elle frôle la main de Jeremy, l’invitant à la suivre. Il distingue mal les autres personnes dans cet endroit peuplé de ruines métalliques. Il voit d’autres personnes se laisser emporter par ces créatures. Il accepte l’invitation.
"26 novembre 2030, 20h53, 47° 19′ 27″ nord, 2° 04′ 30″ ouest. Donges, France. L’ancienne raffinerie est muette depuis trop longtemps. Comme une tombe. Une tombe sans fleurs qu’on ne veut plus regarder. Tient-on encore à la Vie ici ?"
"Tiens-tu encore à la Vie, Jeremy ?" lui chuchote la créature qui l’accompagne. Il sursaute. Comment sait-elle son prénom ?
"Euh, oui, oui, bien sûr..." bredouille-t-il, décontenancé, "Je suis même là pour ça !"
Des petits cliquetis résonnent dans la salle, d’abord lentement, aléatoires, à droite, à gauche, là , en haut, à côté. Et puis peu à peu, ils s’agencent, s’articulent, prennent forme, dans un rythme doux et agréable, soutenant. Comme un coeur qui bat, de la lumière apparaît grâce à l’énergie cinétique dégagée par ces mouvements de percussion sur les tuyaux.
La créature lui a donné une bougie. Jeremy l’allume. D’autres visages, plus loin, s’éclairent eux aussi. Ils sont 10, 15, 30...50, 100 peut-être ? La salle est immense. Les danseurs se rassemblent, leurs corps, de toute tailles, de toutes formes, s’enchevêtrent avec poésie. Chacun émet des sons différents, créant une nappe sonore étrange et belle.
"26 novembre 2030, 21h06, 47° 19′ 27″ nord, 2° 04′ 30″ ouest. Donges, France. Ici ont vécu, travaillé, souffert, exulté des hommes et des femmes. Ici, cet ici, ils l’ont aimé, détesté, ils ont fait avec. Ils l’ont fait tourner, ils l’ont réparé, maintenu, investi, abandonné. Ces hommes, ces femmes, étaient peut-être vos parents, vos grands-parents, vos oncles, vos tantes, vos amis, vos frères, vos soeurs, vos ennemis. Ou juste des gens. Des gens sans qui les bouleversements des dernières décennies n’auraient pas eu lieu. Des gens sans qui nous ne serions pas ici. Des gens sans qui...., des gens sans qui..., des gens sans qui....."
Le choeur des danseurs reprend, et scande : "Des gens sans qui...., des gens sans qui....des gens sans qui...". Ils se dispersent auprès des spectateurs.
"Jeremy, des gens sans qui.... ? Sans qui .... quoi ?"
"Des gens sans qui.... des gens sans qui j’aurais pas compris. J’aurais pas compris la valeur du vivant, j’aurais pas compris qu’il fallait changer, que tout ça n’était pas soutenable. J’aurais aimé naître avant, pour pouvoir changer le cours des choses...."
La créature alors l’invite à s’exprimer par d’autres voies : il y a dans la salle de la peinture, des lumières, de quoi écrire, des costumes, des objets, des outils, des instruments, un vaste fouillis de mille choses. Peu à peu, tout s’anime, et tout se crée, et tout retentit, et tout s’éclaire, et tout vibre de la création multiple en train de se faire. Spectateurs, danseurs, chanteurs, narrateurs, tous acteurs.
"26 novembre 2042, 47° 19′ 27″ nord, 2° 04′ 30″ ouest. Donges, France. Il y avait ici, il y a bien longtemps, une raffinerie.... Et aujourd’hui ?"
Les danseurs enlèvent leurs cagoules, certains prennent des instruments de musique, et sur une musique que tous connaissent, chacun chante ses souhaits pour le futur. Ils incitent les autres à faire de même. Jeremy reconnaît alors la "créature" qui l’a accompagné : c’est sa grande copine Miri, c’est pour ça qu’elle connaissait son prénom !
En profitant des boissons et mets que chacun a apporté, dans le tintamarre joyeux de cette fin de soirée, au milieu de ces centaines de personnes, Jeremy se sent heureux. Il est heureux de sa première expérience de Théâtre Régénérateur. Heureux d’avoir participé au crowdfunding quelques mois auparavant pour faire venir metamorfilm, l’OAA (Organisation Artistique Augmentée) de Juliet et Nathalie, spécialisée dans la régénération des lieux de l’ancienne modernité. Il est heureux d’avoir choisi le rôle de spectateur. Miri, elle, avait choisi le rôle d’actrice, et avait participé en amont aux ateliers de création de la performance. D’autres avaient choisi le rôle d’organisateurs, de régisseurs, de communicants, ou autres. Bref, il y avait des rôles pour tout le monde, et chacun avait contribué financièrement pour concrétiser cet élan collectif de régénération de cette horrible raffinerie délabrée. La performance ne s’arrêtait pas là : pour ceux qui le souhaitaient, pour les six mois à venir, metamorfilm concevait et facilitait de nombreuses rencontres en intelligence collective, en présentiel et en ligne, afin de mettre en commun ces souhaits pour le futur du lieu. Mais pas que. L’idée était que ces souhaits deviennent concrets, sous formes de prototypes comme autant de microcosmes vivants, pour le réaliser en vrai, le futur.
Jérémy Albet, Juliette Guignard, Nathalie Menet
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